samedi 7 juin 2008

Chopin ou l'idée d'artiste

C’était encore dans la voiture, encore dans la nuit silencieuse de l’autoroute, pas même rythmée par les claquements et les grincements qu’aurait produits le caoutchouc des balais d’essuie-glace si, comme il aurait été souhaitable pour figurer a posteriori un brin de drame dans l’ambiance de cet épisode, une pluie froide et triste avait accompagné ce voyage, j’écoutais la radio.

J’écoutais la radio comme on l’écoute en trempant les tartines de beurre dans le chocolat chaud : distraitement, en pensant à ceci ou à cela, à la taille de la lune selon qu’elle est au zénith ou à l’horizon, à l’inertie de la mémoire…, en interceptant pourtant parfois, par quelque canal à reflexe, des mots connus, des noms qui nous disent quelque chose, jusqu’à ce qu’une secousse mentale qu’une collision de mots, un carambolage de sons provoque, nous ramène ici et maintenant, au discours de la radio.

Ainsi j’écoutais longtemps une voix féminine, dont les vibratos trahissaient concurremment l’expérience d’un âge avancé et la nostalgie d’un amour exalté pour l’objet de son propos, évoquer Chopin, et le discours était entrecoupé de scénettes sonores faites de glapissements, claquements de langues, bruits de déglutition, souffles de gorge, mastications, succions, expirations nasales d’un curieux effet.

Qu’une femme s’exprimant à la radio d’aujourd’hui puisse avoir été la maîtresse encore inassouvie de Chopin, que les illustrations sonores du récit chopinien aient si peu à voir avec le romantisme métissé du compositeur, cela ne me troublait pas, disons pendant au moins soixante-dix huit kilomètres, de Loué à Seiches-sur-le-Loir. Et puis, allez savoir pourquoi, un petit grain qui dans mon cerveau avait sans bruit fait son chemin, j’ai fini par trouver ça bizarre et écouter plus attentivement cette histoire.

C’était en réalité Henri Chopin que la dame évoquait toujours, en disant : « Chopin, Chopin… ».
Mesuré à notre étalon de tous les jours, Henri Chopin est fou. Complètement maboule. C’est la raison pour laquelle il est sain de passer une heure supplémentaire à l’écouter lécher ou sucer ses micros, souffler dedans par tous les moyens possibles, à l’imaginer surtout positionner les appareils de la prise de son, près, sur et dans son corps, à l’écouter enfin, commenter avec le plus grand sérieux la genèse, la mise en œuvre et le résultat de sa création. Pas le sérieux de celui qui se prend au sérieux, non : le sérieux de celui qui fait les choses sérieusement, qui s’applique, le sérieux de celui qui, sans se prendre au sérieux, a la certitude que ce qu’il fait doit être fait, et pas pour amuser.

Il me vient en l’écoutant et en me rappelant Calder tourner, l’œil fou, autour de ses mobiles, aussi Miro à 4 pattes, peignant avec ses mains dans son atelier, que l’artiste est celui qui ne doute pas de ce qu’il fait. L’artiste doute probablement souvent de ce qu’il a produit (il se dit sans doute : c’est encore mauvais, c’est toujours mauvais…), mais il ne doute pas de ce qu’il fait, de son action. Il ne se demande pas s’il devrait faire autre chose (agir autrement) ou si ce qu’il fait est ridicule, grotesque, insensé : il fonce, il va jusqu’au bout, comme un taureau piqué prêt à s’écraser le crâne contre un mur de béton.

Henri Chopin a la voix d’un petit-père que guète depuis le derrière d’un buisson de rosier un méchant début de sénilité, un petit-père de toujours dirigé par ses obsessions infantiles. On l’imagine dans un costume gris trop grand au tissu médiocre et élimé, ses chaussures sont usées, il est mal rasé dans le cou, ses yeux sont gris, comme ses cheveux clairsemés. Il sort le matin acheter une sole. A la boulangère il dit des mots charmeurs et sans prétention. On aurait pu l’imaginer autrement, peut-être, ce qui compte c’est qu’à travers cette voix dans la radio, c’est un homme réel assurément qui nous parle. L’artiste Henri Chopin est un homme réel. Tant de mots à lire (sans compter que la lecture en est pénible, accrochant à chaque virgule, à chaque conjonction de coordination plus ou moins bien appropriée, à chaque parenthèse superfétatoire) pour une si évidente conclusion, c’est bien du gaspillage de temps.

Pourtant, en l’écoutant, il m’a semblé que la voix d’Henri Chopin, illustrant dans cette émission la carrière de l’artiste Henri Chopin, mais évoquant, par les sons diffusés dans l’intérieur de la voiture, l’homme de chair et d’os Henri Chopin, était une illustration de cette idée que l’Idée, au contraire de ce que prétend le fameux mythe de la caverne (il serait plus juste de dire, ce que j’ai compris du mythe de la caverne), ne représente pas un niveau d’intelligibilité supérieur à la réalité observable mais bien au contraire une simplification de l’observation opérée instinctivement par l’esprit (simplification accessible donc dès le plus jeune âge), probablement nécessaire à l’échafaudage des raisonnements, en particulier des plus simples, mais qu’un effort intense et volontaire doit contrecarrer si l’on veut accéder à une appréhension plus fine du monde. Voilà ce que m’a inspiré Henri Chopin.En face d’une œuvre d’art (ou d’une prétendue œuvre d’art), il peut nous arriver d’essayer de nous figurer l’artiste. Et là, c’est le plus souvent (en tous cas à moi) une idée d’artiste qui nous vient : un être au dessus des contingences matérielles, pur créateur, pur geste, tout fait de belles douleurs et d’amours exaltés, de somptueux caprices et d’humeurs extraordinaires… Il peut du coup nous arriver, de temps en temps, en secret, avec le sentiment du péché bien sûr, de vouloir bénéficier de la grâce d’une fée qui passerait par là et nous donnerait, pour un moment seulement, un peu du talent de l’artiste. Je dis : non seulement c’est péché d’envie, mais c’est aussi erreur absolue, résultat de la confusion entre l’idée d’artiste et l’artiste réel. L’artiste, c’est Henri Chopin. Il achète une sole tous les samedis au marché, posant sur la poissonnière un œil… que je préfère ne pas qualifier. Et porter cette vérité à sa pensée demande un effort bien plus important que celui nécessaire à se figurer l’artiste quand on est bouche entrouverte devant une toile au musée Pompidou.