jeudi 15 mai 2008

Inertie de soi et liberté

Dans le long et difficile exercice de réappropriation des apparences (dont j’ai rapidement fait la promotion dans l’article précédent), l’une des idées dont il faut essayer de se départir, c’est l’idée qu’on a de soi-même. On peut supposer que l’enjeu de cet exercice est d’autant plus important que l’idée de soi est en quelque sorte « en facteur » de toutes nos interprétations des choses perçues, que le biais induit par la différence entre l’idée qu’on a de soi et ce que l’on est réellement multiplie en quelque sorte l’erreur sur l’interprétation que l’on fait du monde extérieur.

Or, le biais lié à l’idée qu’on a de soi-même est double. D’une part, il est comme pour les autres objets le résultat de cette mise en idée dont nous avons eue besoin très tôt pour simplifier le monde, l’interpréter, l’appréhender. Mais il est d’autre part le résultat d’un angle d’observation particulièrement mal commode puisque c’est soi même qu’il s’agit d’observer avec des instruments qui ne sont pas fait pour ça. Je ne me vois pas, je ne me sens pas et je m’entends mal : l’exercice est difficile.

A cette double erreur possiblement contenue dans l’idée de soi-même, fait écho une double possibilité d’erreur dans l’action. En premier lieu, l’erreur directement liée à l’idée fausse : c’est celle qui s’illustre par exemple par celui qui fait rire à ses dépends : ses tentatives d’humour tombent tellement « à côté » qu’elles induisent le rire de ses interlocuteurs (rire ironique, à ses dépends), mais mal perçue par lui, le sujet comprend qu’il est doté d’un humour efficace, se fait de lui l’idée d’un homme drôle, et multiplie les tentatives dont il pense qu’elles le valorisent. La deuxième possibilité d’erreur dans l’action résulte de la tendance que nous avons à nous conformer à l’idée dont on pense que les autres ont de nous-mêmes. Ainsi, l’élève à qui on aura fait croire prématurément qu’il est (intrinsèquement) mauvais en français et bon en mathématiques, redoublera d’énergie pour confirmer ce qu’on pense de ses capacités en mathématiques et n’investira pas celle nécessaire à redresser en français ce qui n’est qu’un retard mineur. Son action visera donc à se conformer à l’idée qu’on a de lui ou à celle qu’il pense qu’on a de lui, ce faisant, à se construire conformément à l’idée qu’il a de lui-même, fusse pour son malheur. Ainsi, mon action est en partie déterminée par l’idée que j’ai de moi-même, et l’erreur dans l’action induite par cette idée a tendance à prolonger mon erreur dans le sens même où elle a été initiée. On peut interpréter ainsi la propension à agir dans le sens contraire des effets que nous recherchons.

On peut comprendre alors cette injonction de Pindare, « deviens ce que tu es », autrement que comme une tautologie : comme une invitation d’abord à se connaître soi-même véritablement, c'est-à-dire au-delà des préjugés, des idées derrière lesquelles le temps aura progressivement masqué la réalité, puis dans un deuxième temps, à reconquérir dans l’action la liberté autorisée par ce retour à la simple réalité des apparences. L’hypothèse de l’apparence comme seule vérité pour agir est de nature à nous redonner une certaine liberté d’action. L’action détachée de l’idée de soi (idée prétendant par définition à l’universel) a retrouvé son indépendance et n’est à considérer qu’en elle-même. C’est l’action qui constitue ce que je suis, et non ce que je suis qui détermine la façon dont j’agis.

En même temps que je reformule avec mes mots ces idées que d’autres, bien plus profondément que moi, ont déjà exposées sur la préexistence de l’existence sur l’essence, il me vient que je crois aussi, à la suite de Max Dora (Cette petit musique …), à l’identification du moi avec ma mémoire : je suis ma mémoire. Cette hypothèse implique qu’à mesure que je grandis en âge, « je » augmente comme augmente la quantité de souvenirs, d’image, de pensées que je traverse ou que je construis, et qui font ma mémoire. Est-ce par le résultat d’une éducation scientifique, je ne peux considérer que cette mémoire augmentant, elle ne soit pas dotée d’une espèce d’inertie de mémoire, de masse, qui par suite, comme toute inertie, aurait tendance à vouloir prolonger son mouvement dans le sens même qu’elle aura initié. La tendance à la prolongation sera d’autant plus forte que l’inertie sera grande, c'est-à-dire en première approche, que mon âge augmente. Selon cette hypothèse, plus je vieillis et plus j’ai du mal à me départir de mes habitudes comportementales, ce que l’observation semble me confirmer chaque jour. (Comme j’écris ce ligne me vient cette question des inflexions de comportement chez les amnésiques : la perte de la mémoire engendre-t-elle une possible modification du comportement (ce qui confirmerait cette hypothèse psychanalytique) ? Quelle est la radicalité de ce changement ? Les réponses à ces questions doivent exister quelque part, si vous les connaissez, faites-le moi savoir).

Que « l’existence précède l’essence » ne contredit finalement ni l’une ni l’autre de ces hypothèses (l’hypothèse de liberté prise sur l’idée, l’hypothèse d’inertie de la mémoire). C’est ma façon d’agir qui va déterminer ce que je suis, et je suis libre d’agir autrement que dans la direction que l’idée que je me fais de moi m’indique. Dans le même temps, l’essence n’est pas réfutée dans la proposition sartrienne. Elle vient seulement après, parce qu’elle est construite par l’existence. De sorte qu’on pourrait dire l’existence construit l’essence, l’essence se comprenant comme l’intégration de l’existence.

Mais je reviens à l’idée d’inertie de la mémoire et prolonge, toujours avec ma vision de physicien : faire changer de direction une inertie en mouvement suppose un apport d’énergie ; pas de changement de cap, pas de liberté d’agir donc, sans apport de l’énergie du changement. Si l’on poursuit (ne serait-ce que par jeu philosophique sans prétention) cette analogie, l’énergie que je dois apporter pour modifier dans mes actions le cap que ma mémoire m’indique doit être d’autant plus grande que cette mémoire est lourde, d’autant plus grande donc, en première approche, que je suis vieux. Afin de dispenser cette énergie, il convient d’exercer le muscle de ce changement.

En guise de conclusion je m’autorise donc cette petite philosophie pratique :

- chasser les idées que je me fais de moi-même au profit de l’observation (acrobatique) de mon comportement apparent,

- à mesure que j’avance en âge, exercer davantage mon aptitude au changement, afin d’être en mesure le plus longtemps possible d’agir librement, c'est-à-dire non pas dans le sens que ma mémoire m’indique, mais dans le sens que la réalisation de mes désirs exige.

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